Membres impliqués : Joëlle Le Marec, Roxana Ploestean, avec la collaboration de Ekaterina Scherbina et Maud Jarrige
Durée : de janvier 2008 à décembre 2010
Financement : ARALD, Rhône-Alpes
Contexte et description :
Depuis 2000, l’ARALD la Direction régionale des affaires culturelles Rhône-Alpes (DRAC) et la Région Rhône-Alpes ont engagé avec les organisateurs de manifestations littéraires un processus de qualification de ces évènements qui a démarré par la rédaction collective d’une « Charte des manifestations de promotion du livre et de la lecture ». Une série de journées de réflexion professionnelles sur les problématiques définies par les responsables des différentes manifestations ont permis de constituer une identité collective. Le C2SO a été invité à contribuer à la réflexion avec une étude approfondie auprès des publics d’un ensemble de manifestations littéraires réparties pendant toute l’année 2009 sur le territoire. Nous menons actuellement une enquête sur dix manifestations, avec les objectifs suivants :
1. Mieux comprendre les liens entre pratiques culturelles, consommation culturelle, liens aux institutions et aux savoirs à travers des études et recherches sur les publics et pratiques
Le laboratoire conduit une partie de ses recherches sur les rapports différenciés qu’entretiennent les publics d’institutions (musées, bibliothèques notamment) avec les institutions, les médias et l’ensemble des dispositifs de médiation, sociales et techniques, qu’ils sont amenés à devoir identifier pour pouvoir se constituer en public.
Par exemple, les musées sont des institutions publiques historiques. Elles ont recours à des expositions qui peuvent être identifiées comme des propositions culturelles de l’institution, mais qui constituent également une interface avec le système et l’économie des médias. Elles ont également des liens avec des partenaires financiers (sponsors notamment) et professionnels (prestataires de toutes sortes) qui ont leurs propres intérêts et qui tentent de poser leur identité dans les productions institutionnelles.
Enfin, elles développent des politiques de programmation parfois conçues comme la création d’une gamme de « produits et services » : outre leurs expositions permanentes, des expositions temporaires, des conférences, ateliers, des évènements et manifestations réguliers ou exceptionnels. Toutes ces propositions sont supposées complémentaires mais elles peuvent devenir concurrentielles au sein d’un même établissement : par exemple, les expositions temporaires peuvent concurrencer les expositions permanentes du point de vue des moyens investis.
Les recherches développées dans la durée depuis 89 sur les publics des musées ont mis en évidence le fait que le public développait de son côté une attention critique aux dimensions énonciatives du discours institutionnel, pour maintenir un lien de confiance aux énonciateurs authentiquement crédités d’une mission de transmission des savoirs et de la culture : qui me parle ici, où suis-je et que me fait-on faire ? L’institution ? Des chercheurs ? Des sponsors ? Des opérateurs de la communication professionnalisée ? (publicité, image, visibilité, etc.).
Nous sommes donc très intéressés par une étude sur un ensemble de manifestations qui peuvent éventuellement constituer un genre culturel, mais qui peuvent également être intégrées au fonctionnement des institutions (bibliothèques), à la création littéraire (auteurs), au marché du livre (libraires) au rôle du livre dans des champs sociaux ou culturels très particuliers (éducation, vulgarisation, insertion, innovation, communautés culturelles, etc.) et par conséquent aux multiples pratiques autour du livre (notamment la passions du livre comme pratique amateur).
En outre, chaque manifestation peut elle-même mobiliser des enchainements ou des empilements de médiations (la publicité ou l’information sur la manifestation qui est parfois une offre culturelle en soi, la manifestation, les propositions auxquelles elle donne accès, débat, achat, rencontres, expositions, etc.).
Nous sommes donc très intéressés par le projet non seulement bien sûr de savoir s’il y a des publics et des pratiques qui seraient spécifiques du genre « manifestation littéraire », mais aussi d’analyseR la manière dont les publics mobilisent différentes compétences ou attitudes dans leur pratiques : leur présence à la manifestation est-elle articulée à d’autres corps de pratiques ? (fréquentation ou attachement à des institutions comme la bibliothèque, pratiques urbaines, pratiques de sorties culturelles, passion du livre sous toute ses formes, pratiques de « fan », pratiques professionnelles ou militantes, etc.). Les pratiques liées aux manifestations littéraires peuvent-elles aider à comprendre certaines des transformations qui sont ressenties aujourd’hui comme décisives pour le rapport aux références culturelles, à la perception sociale d’un monde du livre et de la lecture entre pratiques de sociabilité, marché, institutions, attachements.
2. Développer une attention particulière aux attachements chez les acteurs et chez les publics de manifestations littéraires.
Depuis la dénonciation d’un rapport socialement construit à « l’amour de l’art » (Bourdieu) il n’a plus été possible de manipuler naïvement la référence à l’amour ou au goût exprimé par les amateurs sans tenter de les relier à des conditions de possibilité socialement construits. Cependant, les recherches sur les pratiques culturelles et pratiques liées aux savoir questionnent soulignent désormais couramment l’importance des attachements et du goût (Hennion), des liens et de la sociabilité (Evans), des passions (Bromberger).
Pourtant elles n’affrontent toujours une discussion sur les sentiments psycho-sociaux et leur entretien et activation permanente (confiance, fidélité, gratitude, etc.) à la base de la vie sociale. Or les travaux de Georg Simmel, très peu mobilisés en France (voir cependant Watier) peuvent permettre de modifier fortement la portée des observations sur la confiance dans la culture et d’une manière générale, sur le rôle fondamentale des sentiments psycho-sociaux dans la vie sociale. On peut cependant citer les travaux qui héritent de Mauss (Caillé et les membres de la revue MAUSS), sur une théorie de la société fondée sur le don.
Jean Davallon a ainsi mis le don au cœur du rapport au patrimoine public non pas comme propriété dont on pourrait user à sa guise, mais comme dette dont on hérite et qu’on transmet et qui crée le lien entre générations.
Au fil des enquêtes que nous avons pratiqué sur les visiteurs de musées et bibliothèques, il est apparu que la confiance, la délégation de compétences, la revendication de l’attachement dans les pratiques amateurs comme professionnelles, étaient centrales dans le croisement entre lien social et rapport au savoir, et dans les pratiques des publics. Bien que très rarement pensée comme telle confiance est d’ailleurs essentielle à toute enquête sociologique, elle est au principe même de la recherche en sciences sociales.
La recherche sur les manifestations littéraires pourraient permettre de mobiliser et de mettre à l’épreuve l’importance des rapports de confiance, et corrélativement de défiance, ainsi que les degrés d’engagement dans une variété de configuration où l’on se sent plus ou moins intégré à titre individuel ou collectif à une sphère culturelle, marchande, politique, institutionnelle, communicationnelle, selon le type de manifestation.
Cette approche pourrait permettre par exemple d’éviter que la distinction promoteurs/public prédétermine trop fortement le type de rapports sociaux observés. Amour des livres, attachement aux valeurs, confiance dans les prescriptions institutionnelles, ou amicales, admiration ou intérêt pour la figure d’auteurs, pourraient être de même nature que la passion militante des promoteurs de certaines manifestations. Inversement, incertitude quant à la valeur de référence, défiance à l’égard des motivations, désenchantement peuvent jouer chez tous ceux qui sont impliqués. Les degrés d’engagement peuvent également être très finement examinés par-delà la partition promoteurs/publics, en regardant de près le rôle des bénévoles et des témoins attentifs.
Cette attention à la confiance ouvre en effet la voie à une autre originalité dans la méthode et l’approche proposée : elle ne présume par de la valeur plutôt positive d’une implication active ou participative et symétriquement, du caractère neutre et insignifiant d’une passivité des publics. Elle porte attention à la passivité consentie, d’une part, à l’activité éventuellement subie ou infligée d’autre part. Lors des discussions, le cas de personnes extrêmement impliquées mais un peu « captatrices » d’évènement a été soulevé. Symétriquement, il est possible que les manifestations touchent par communication ou média interposé des publics intimidés peu impliqués directement.
3. Mieux comprendre le lien pratiques et territoires d’une part, et la temporalité des pratiques liées aux manifestations littéraires d’autre part
La recherche se développe dans un territoire (la Région) pendant une année et demie. Elle permet donc d’explorer les liens entre unité politique (la Région et l’État et leur action sur la structuration régionale de l’offre culturelle), unité sociale (le lieu de vie, de lieu de familiarité ou de proximité via la presse, les déplacements professionnels ou domestiques), ou plus exactement, entre les unités territoriales et réseaux sociaux qui coïncident ou non avec une structuration de l’offre culturelle portée par les instances politiques.
Les études sur la dimension territoriale des pratiques sociales et culturelles respectent presque toujours un strict principe d’indépendance des catégories de l’action culturelle programmée, pour se rendre attentifs à la manière dont les acteurs définissent eux-mêmes les territoires et les réseaux de leurs pratiques.
Dans notre cas, il est cependant fort possible que pour certains réseaux associatifs ou institutionnels impliqués dan les manifestations littéraires, les catégories de l’action politique aient une pertinence réelle.
Par contre, certains engagements, certaines pratiques des publics seront ancrées dans des réseaux affinitaire de sociabilité locale, ou au contraire, liées à la découverte et à la recherche d’extériorité (fréquentation de manifestations).
D’autres enfin développeront des pratiques qui ne se définiront aucunement par rapport à des questions territoriales (pratiques de lecture précisément destinées à s’affranchir des déterminations sociales et temporelles du quotidien).
Par ailleurs, sur un autre plan, l’étude entreprise croise un certain nombre d’initiatives menées pour observer les phénomènes sociaux à l’échelle des régions (par exemple, réflexion actuelle de l’état sur l’observation des pratiques de culture scientifique et technique), qui offrent un compromis extrêmement intéressant entre des monographies très qualitatives sans dimension comparative, et les enquêtes nationales qui agglomèrent souvent des phénomènes de signification très différentes. Nous avons longuement discuté, lors de notre rencontre, de l’intérêt qu’offre la Région, au sens géographique, pour développer des observations sur des manifestations très variées, dans des métropoles, des banlieues, des villes moyennes, des zones rurales et des communautés développant un rapport très identitaire à leur territoire (les Alpes).
Nous faisons l’hypothèse que les manifestations littéraires permettent d’explorer des liens très contrastés entre pratiques et territoires, car elles sont la conjonction de pratiques de lecture qui peuvent parfois tirer leur intérêt d’être totalement déterritorialisées (la lecture), de pratiques de sorties évènementielles qui peuvent au contraire tirer leur intérêt d’être des moments de sociabilité très situés. En outre elles mobilisent un ensemble de réseaux et de rapports sociaux très différents par rapport à l’engagement dans des enjeux territoriaux : organisateurs, soutiens, participants bénévoles, public impliqué, public de la manifestation uniquement.
4. Mobiliser un cadre théorique unifié avec l’analyse d’une diversité de dispositifs et de situations de communication qui constituent ces manifestations littéraires
Le laboratoire développe depuis de nombreuses années une conception du terrain comme ensemble de situations de communication reliées entre elles et déployées dans les registres des communications interpersonnelles, médiatiques, et institutionnelles.
Ce cadre théorique s’est avéré très constructif dans différentes recherches publiées, portant sur la circulation de productions culturelles et médiatiques dans les bibliothèques, les musées, les banques d’images des organismes scientifiques.
Nous souhaitons le mobiliser dans la présente étude : il s’agit d’avoir une stratégie de recherche qui permette de relier différentes registres de pratiques, et de combiner une analyse des objets, des situations observées et des entretiens qui seront menés, en les considérant tous comme des communications sociales de différents types.