Cette ACI « Terrains, technique théories » poursuit directement un travail de longue haleine entamé à l’occasion d’une ACI « jeunes chercheurs » qui a débuté en 2000 et a débouché sur l’organisation du colloque « Sciences, médias et société » à l’ENS-LSH, les 15-16 et 17 juin 2004. Nous cherchons à résoudre progressivement, dans la durée, des problèmes théoriques et méthodologiques qui surviennent à chaque étape de la recherche.
Nous cherchons depuis la première ACI à décrire les processus de circulation des discours à propos de sciences dans les médias, et leur évolution dans le temps. Après avoir présenté les objectifs qui sous-tendent l’ensemble des deux programmes, nous préciserons la spécificité des démarches et travaux qui se développent dans le cadre de l’ACI Terrains Techniques Théories.
L’objectif général : élaborer un modèle théorique pour rendre compte de l’évolution des discours médiatiques à propos de sciences
Nous partons d’une hypothèse initiale : il est possible de rendre compte de l’évolution des discours à propos de sciences dans le champ médiatique, en s’affranchissant des définitions empiriques de ce qu’est un média à partir de sa caractérisation comme organisation économique et industrielle mobilisant des technologies différentes : on distinguerait ainsi parmi les médias la presse, la radio, le musée, etc., sans pouvoir les comparer en dehors du cadre professionnel et technique à partir duquel ils ont été catégorisés comme tels. En effet, un tel schéma outre qu’il reproduit nécessairement les catégories des acteurs, évacue largement les dimensions symboliques et historiques des fonctionnements médiatiques. Cette hypothèse s’ancre dans la conception générale de l’analyse des discours et des dispositifs développée par Michel Foucault. Elle s’appuie également sur des courants de recherche en sciences de la communication et en sociologie des médiations, dans lesquels nous nous inscrivons. Les propositions théoriques associées à des notions telles que « dispositif » et « formation discursive » sont faciles à illustrer à partir d’exemple mais très difficiles à systématiser dans des démarches empiriques (comparative et historique). C’est l’ambition que nous avons. À ce stade de la recherche, nous avons déterminé et testé empiriquement trois dimensions d’analyse pour incarner le modèle que nous proposons :
Les représentations identitaires : comment les acteurs qualifient leur propre statut et leur propre discours (un discours de vulgarisation) en tant qu’énonciateurs. On peut soit le trouver publiquement exprimé dans le discours médiatique lui-même (l’émission ou l’exposition, et tous les documents publics qui les accompagnent : plaquettes, affiches, programmes, etc.), soit l’observer dans des entretiens effectués par nous-mêmes ou publiés, soit le repérer dans des documents archivés (correspondance, etc.).
L’énonciation : il s’agit tout d’abord de la façon dont les acteurs construisent une place pour le public dans le discours médiatique (en mettant en scène une ou des figures du visiteur ou du téléspectateur dans le discours pour en organiser la réception). Il s’agit ensuite de la manière dont s’organisent, dans le discours médiatique, les rapports de légitimité entre les acteurs impliqués dans sa production. Il s’agit enfin de la façon dont les médias deviennent des actants du discours, par la citation et la reprise par exemple (dimension de l’intertextualité).
Les représentations des thèmes : comment pour les trois thèmes choisis (cerveau, gène, radioactivité) peut-on repérer des régularités et des évolutions dans le traitement qui en est fait par les deux médias : genres, métaphores, catégorisations, images et textes, schémas narratifs, etc. C’est à ce niveau-là qu’on rejoint le plus facilement un contexte plus global de la circulation du savoir et des enjeux socio-politiques de ces savoirs précis : représentations sociales des savoirs sur le cerveau, la radioactivité, le génome. L’articulation entre ces trois dimensions constitue un travail pionnier sur l’histoire du traitement des sciences dans les médias et les expositions comme « média » .
A l’occasion de la première ACI, nous avons constitué des corpus d’archives à la fois télévisuelles et expographiques, en remontant à l’après-guerre dans les deux cas. Nous avons analysé une partie des corpus constitués en mobilisant essentiellement deux des dimensions présentées : l’énonciation et les représentations des thèmes. Ont été dégagés les modes de représentation du public dans les arguments mobilisés par les médias, en particulier dans le cas de la génétique, et des modalités de construction des thèmes dans le cas de la radioactivité. Nous avons également mis en évidence le lien entre l’implication dans la production des discours médiatiques et les enjeux des disciplines émergentes ou conquérantes (sciences cognitives).
L’ACI TTT est l’occasion de développer trois aspects nouveaux :
un travail d’orientation plus sociologique pour traiter la question des représentations identitaires. L’analyse du discours au sens sémiotique du terme est en effet insuffisante pour rendre compte de la manière dont les acteurs impliqués qualifient ou justifient leur propre intervention. Nous avons donc engagé une série d’entretiens avec des acteurs impliqués à différents périodes et à différents titres dans la production d’émissions ou d’expositions à caractère scientifique.
une analyse de la circulation des images scientifiques. Il s’agit de travailler à une échelle plus restreinte, sur des espaces très particuliers qui sont aux frontières entre les espaces du laboratoire et les espaces du média, afin de s’affranchie d’une figure d’opposition trop prégnante et pourtant peu pertinente sociologiquement, celle qui impose un Grand Partage entre sciences et médias. Cette figure bloque la vision détaillée des réseaux sociaux, techniques, organisationnels, qui assurent la liaison entre ces deux types d’espaces : nous travaillons à la fois sur les service de communications et photothèques des organismes scientifiques (INSERM, en particulier SERIMEDIS, CNRS, etc. ) et des photothèques de certains musées liés à des institutions scientifiques (Musée Curie). Un accent particulier sera mis sur la circulation des images par les réseaux électroniques.
la réflexion sur l’organisation des données accessibles pour travailler sur le discours expographique. En effet au plan empirique, le recueil de données est tendu entre deux conditions : entre l’optimisation du traitement de ce qui est disponible à l’observation, et l’effort de recherche de ce dont on a besoin et qui n’est pas forcément disponible. Or les expositions ne font pas l’objet d’un archivage systématique qui rendrait disponibles des représentations normées de l’exposition. À l’inverse, les émissions de télévision font l’objet d’un dépôt légal et d’un traitement documentaire aujourd’hui mis à la disposition des chercheurs par l’Inathèque de France. Nous développons donc une réflexion sur une représentation des expositions à partir des traces qui en subsistent, et nous confrontons cette préoccupation à d’autres modes de problématisation de la question des corpus et archives de recherche.
La dimension interdisciplinaire du programme
Rendre compte d’un processus évolutif et des relations complexes entre logiques sociales et logiques discursives implique des collaborations interdisciplinaires. Nous sommes cependant dans le cas d’une interdisciplinarité « restreinte » au sens où nous travaillons entre chercheurs de cultures disciplinaires peu éloignées, sur des problématiques communes, mais avec des modes de questionnements et des techniques différents. A terme, la pluralité des questionnements et des techniques est prise en charge par chacun des chercheurs : c’est une interdisciplinarité qui est destinée à « disparaître » dans des pratiques micro-collectives partagées, plutôt qu’à se montrer dans des dispositifs de recherche fonctionnant sur le modèle d’une complémentarité d’approches.
Cette interdisciplinarité s’organise dans notre équipe à deux niveaux au plan strictement scientifique :
la description des processus évolutifs implique une articulation entre une démarche historique, et une démarche communicationnelle, en particulier pour le traitement des données d’archives
la nécessité de rendre compte de l’articulation entre les pratiques et les productions « textuelles » (audiovisuelles et expographiques en l’occurrence), implique une articulation entre méthodes sociologiques et approches sémiotiques
Lors de l’ACI « Jeunes Chercheurs », nous avons essentiellement travaillé à l’articulation entre une démarche historique et une démarche communicationnelle.
Pour l’ACI « Terrains, Techniques, Théories » nous développons le second registre de mise en œuvre d’une approche interdisciplinaire : comment articuler un cadre sémiotique avec une approche sociologique, articuler l’analyse des corpus d’objets et documents avec celle des données d’enquêtes ?