Laboratoire Communication, culture & Société

Manifeste

vendredi 8 juin 2001

Nova Atlantis

Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales

Babou, Igor et Le Marec, Joëlle, « Nova Atlantis - Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales », Alliage n°47, Anais Editions, 2001, p. 3-10.


Croyons-nous encore à la possibilité d’un travail collectif en sciences humaines et sociales ? Certes, les réseaux, axes thématiques, groupements de recherche, et autres groupes d’études, ne cessent de se créer. Mais la plupart du temps, les chercheurs sont sommés de s’associer sous la pression des modes de financement de la recherche et des logiques administratives et comptables de constitution des équipes, en alignant des « forces » et des réseaux d’influence, en promettant une interdisciplinarité bien souvent commandée par la seule nécessité de faire avec l’hétérogénéité de démarches individuelles. Existe-t-il encore malgré tout la possibilité de faire exister des groupes de recherche qui soient fondés sur un véritable projet scientifique commun ?

Croyons-nous encore en une vision de la science comme travail collectif, empirique et public ? L’une des caractéristiques de la pratique scientifique est l’effacement de l’auteur derrière un discours dit « rationnel » qui évite le recours au « je » de la subjectivité et des positions d’autorité. La science tente de contrer la puissance des discours d’opinion et d’autorité en confrontant ses hypothèses à la résistance des portions de réalité qu’elle découpe conceptuellement et sur lesquelles elle travaille empiriquement. Mais dans le même temps, la métaphore du « champ » scientifique, les structures éditoriales et l’organisation de la recherche ne présupposent-t-elle pas une topologie, des guerres territoriales et des systèmes d’exclusion qui montrent que des sujets s’affirment et posent leur identité en tant qu’auteurs ?

La question que nous posons est alors la suivante : croyons-nous encore à l’utopie baconienne de l’organisation collective de la production des connaissances ?

BaconAngleterre, 1627 : le chapelain et secrétaire de Francis Bacon publie à titre posthume une œuvre majeure de son maître, la Nouvelle Atlantide. On y lit, sous la forme d’un récit de voyage imaginaire, un plaidoyer pour une organisation collective et publique de la recherche scientifique au sein de laquelle l’exercice de la Raison prendrait le pas sur l’identité des chercheurs. La Maison de Salomon, institution d’une île imaginaire des mers du Sud, organise en son sein des tâches qui préfigurent le fonctionnement actuel de tous les établissements scientifiques : voyages d’études, recensions bibliographiques, vérifications et planification d’expérimentations, interprétations et généralisations des résultats, développement d’applications, et enfin formation à la recherche et présentations au public. Peu après, de 1650 à 1660, Robert Boyle effectue publiquement une série d’expériences de pneumatique et s’appuie sur la tradition juridique pour imposer l’idée que les faits scientifiques sont construits collectivement dans la mesure où la validité d’une expérimentation dépend de la multiplicité des témoignages pouvant attester de sa réussite (Shapin, 1990). En 1660, la Royal Society est fondée à Londres et sera considérée comme la réalisation de la Maison de Salomon (Le Dœuff et Llasera, 1995). Théorisation de la science comme organisation collective, pratique publique basée sur des principes juridiques, et enfin institutionnalisation par l’État : l’Angleterre du XVIIe siècle voit se mettre en place les valeurs et les dispositifs qui nous guident encore aujourd’hui dans notre travail quotidien.

Bien sûr, tout ne fut pas aussi linéaire et évident que ce rapide compte rendu historique le laisse supposer : Descartes reçoit l’illumination de la connaissance lors d’un séjour solitaire et hivernal auprès d’un poêle sur les rives du Danube, et affirme dans son Discours de la méthode (1637) que les œuvres collectives ne peuvent approcher autant de la vérité que les raisonnements d’un individu seul. Mais il est clair que Bacon a eu sur ce point raison contre Descartes.

Les sciences humaines et sociales ont, aujourd’hui encore, une réflexion à mener sur leur dimension collective et publique. Ce n’est pas tant parce qu’elles devraient mimer la pratique des scientifiques en blouses blanches penchés sur leurs expérimentations, mais parce qu’elles détiennent elles aussi une partie de leur légitimité du fait qu’elles produisent un discours non référable à la subjectivité ou à l’opinion d’un seul individu. Loin de ne constituer qu’un effet de style, l’effacement du sujet du discours a en effet pour enjeu de favoriser sa compréhension par d’autres chercheurs, voire la vérification des énoncés proposés par quiconque se replacerait dans des conditions identiques. Cette conception pose la recherche scientifique comme le résultat d’un processus qui dépasse l’échelle individuelle : au plan temporel (caractère cumulatif des résultats), mais aussi au plan organisationnel (la construction d’un savoir passe nécessairement par des dispositifs organisés politiquement et techniquement). Sans une réelle prise de conscience de ces enjeux, les sciences humaines et sociales ne risquent-elles pas de se réduire à un exercice sans autre portée que littéraire ?

Qu’est-ce qu’une production scientifique ?

La production scientifique n’est pas définie une fois pour toutes de façon consensuelle au sein de la communauté scientifique au sens élargi (sciences de la nature, sciences humaines et sociales). En particulier, ce qui fait lien dans cette communauté élargie est aujourd’hui certainement autant d’ordre cognitif (dans une acception de la construction du savoir issue de l’épistémologie classique), que d’ordre institutionnel : c’est le statut unifié des chercheurs et enseignants chercheurs comme agents de l’État recrutés selon des procédures communes pour tous (la thèse, la qualification, le concours, les commissions de spécialistes), ce sont les modes de cadrage de l’action dans des unités d’enseignement et de recherche créés et évalués selon les mêmes critères sur tout le territoire [1].

Pour ce qui concerne la nature de l’activité de production de connaissances effectuée dans ces cadres institutionnels relativement consensuels, le débat est intense, souvent polémique, complexe, avec des stratégies d’affrontement parfois surprenantes comme dans le cas de l’affaire Sokal [2]. Une partie de la controverse, issue de la sociologie des sciences, porte sur la dimension sociale de cette activité de production des connaissances qui ne peut plus guère être référée exclusivement à des normes philosophiques et cognitives définies en dehors de tout contexte. On admet aujourd’hui que les « logiques sociales » - terme flou et neutre pour désigner les rapports sociaux sans lâcher l’idée de déterminismes sous-terrains - sont une dimension capitale de la construction des savoirs et de leur circulation, y compris dans la sphère sociale du scientifique. Mais les promoteurs de cette représentation y voient souvent un moyen de donner une bonne leçon aux scientifiques, en leur démontrant que derrière les raisons explicites invoquées par eux pour justifier et rationaliser leurs modes de faire, se trouvent toujours d’autre causes invisibles au sens commun que seul un autre scientifique spécialiste du fonctionnement social perçoit par-delà les apparences.

Il se trouve qu’une telle perspective ne règle pas l’une des déterminations fondamentales de l’action, qui est sa dimension politique : l’action n’est pas seulement sous-tendue par des « logiques d’action » implicites, mais aussi par des volontés d’agir explicites et assumées collectivement et institutionnellement. En fin de compte, les scientifiques du champ des sciences humaines et sociales peuvent parfaitement revendiquer le fait qu’ils sont des acteurs sociaux « comme les autres », construisant des pratiques qui s’affirment elles-mêmes explicitement comme des pratiques politiques. Isabelle Stengers, a détaillé la symétrie des modes d’agir des chercheurs intéressés aux pratiques et des personnes qu’ils étudient, les uns et les autres étant des acteurs « qui ne cessent d’inventer la manière dont se discutent et se décident les références à la légitimité et à l’autorité comme aussi la répartition des droits et des devoirs, et la distinction entre ceux qui ont le droit à la parole et les autres » (Stengers, 1993, p. 71).

Comme on l’a vu, on trouvait déjà chez Bacon, parfaitement explicité, le projet politique d’une science conçue comme activité sociale produisant un certain type de savoir au moyen d’une institutionnalisation qui en assurerait la pérennité. L’engagement dans un collectif dont la temporalité dépasse les échelles individuelles s’appuie alors nécessairement sur une croyance commune, c’est-à-dire une utopie assumée, nécessaire à l’action collective à long terme.

Une perception de l’activité scientifique sur un mode sociologique se répand très largement dans les sciences humaines, y compris chez les acteurs eux-mêmes, dans une perspective réflexive : la perception des modes d’organisation, des stratégies, des cadres pragmatiques de l’action, des situations, des rapports de pouvoir, de compétition ou de coopération, devient centrale dans l’intelligence critique de la recherche. Ces éléments permettent aux chercheurs de se situer en permanence dans les enjeux sociaux qui sont l’objet même des problématiques qu’ils développent. Ainsi, la construction d’une posture critique « différente » devient-elle un enjeu épistémologique revendiqué comme tel chez les sociologues, de même que les approches compréhensives sont théorisées comme telles en anthropologie. C’est là parfois un moyen pour le chercheur d’éviter d’assumer trop ouvertement la coupure épistémologique bachelardienne : « voyez, je m’inscris moi aussi dans le social ! ». Mais on se retrouve finalement à peu de choses près avec la même difficulté à caractériser l’activité scientifique : que l’on pose les principes épistémologiques comme fondements de la construction du savoir scientifique, ou que l’on pose les « logiques sociales » comme déterminants plus ou moins implicites de l’activité de production de savoirs sociaux, la volonté politique des chercheurs en tant qu’acteurs sociaux est mise hors de question, « épistémologisée » et évacuée dans un cas, « sociologisée » et dénoncée dans l’autre.

La singularité de la science, qui fait qu’elle relève aussi d’un projet collectif, ne peut pas seulement être analysée en termes épistémologiques, ou être dénoncée en termes sociologiques. Nous pensons que ce projet collectif doit relever d’une volonté, d’une croyance en un horizon utopique, et qu’il s’agit, encore et toujours, de le construire comme une éthique guidant l’action : nous devons avoir envie d’une science réellement collective, sans quoi aucune construction d’un savoir scientifique n’est justifiable. On peut dénoncer le fait que l’utopie collective que nous revendiquons ici serait un alibi ou une illusion masquant la toute puissance des logiques sociales ordinaires. Mais justement, penser tout fonctionnement scientifique à partir des « logiques sociales ordinaires » n’est-il pas le symptôme d’un refus de croire en cette utopie sans laquelle la science actuelle n’aurait jamais existé ?

Il est nécessaire aujourd’hui de rappeler cette dimension de l’activité scientifique pour éviter que les arguments sur la nature de la production scientifique ne soient exclusivement dépendants du constat désabusé de ce qui est effectivement fait, au nom d’une sorte de modernisme faussement modeste et pragmatique : la science n’aurait pas à être autre chose que ce qu’on pourrait en voir ici et maintenant et qui aurait le mérite d’exister réellement, contrairement aux utopies qui seraient quant à elles des fictions culturelles.

Quels enjeux de connaissance pour les sciences humaines ?

Une fois posé cet horizon utopique, il convient d’examiner ce qui s’oppose encore au cheminement de la recherche vers un réel fonctionnement collectif, assumé sur ces bases éthiques. Les sciences humaines ont des difficultés aujourd’hui à trouver un consensus sur leurs enjeux épistémologiques. Il y a un double système de valeurs possible : la valeur heuristique, et la valeur du résultat. La nature de la connaissance produite n’est pas la même dans les deux cas. Le débat est légitime, il structure plus ou moins la partition sciences humaines/sciences sociales, et il est aigu dans le cas de disciplines jeunes. Mais il nous semble que dans bien des cas, le problème vient moins de l’absence d’un consensus sur la question, que de deux phénomènes qui empêchent un débat scientifique de se développer loyalement : d’une part la compétition entre la production du questionnement et la production de résultats et d’autre part la valorisation de la production dans le champ éditorial. Dans des disciplines telles que l’anthropologie ou les sciences de la communication, les deux tendances co-existent, ce qui constitue une réelle richesse.

Mais le credo d’une interdisciplinarité heureuse, d’un métissage des approches de tous types, est au mieux illusoire, au pire hypocrite dès lors que ces deux conceptions de la production scientifique refusent de reconnaître leur antagonisme nécessaire au plan théorique et les clivages qui en découlent quant aux modalités de la construction et de la valorisation de la recherche. Au plan théorique, ce qui est hypothèse de départ pour l’un est résultat pour l’autre. Ou plus exactement