Nova Atlantis
Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales
Babou, Igor et Le Marec, Joëlle, « Nova Atlantis - Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales », Alliage n°47, Anais Editions, 2001, p. 3-10.
Croyons-nous encore à la possibilité d’un travail collectif en sciences humaines et sociales ? Certes, les réseaux, axes thématiques, groupements de recherche, et autres groupes d’études, ne cessent de se créer. Mais la plupart du temps, les chercheurs sont sommés de s’associer sous la pression des modes de financement de la recherche et des logiques administratives et comptables de constitution des équipes, en alignant des « forces » et des réseaux d’influence, en promettant une interdisciplinarité bien souvent commandée par la seule nécessité de faire avec l’hétérogénéité de démarches individuelles. Existe-t-il encore malgré tout la possibilité de faire exister des groupes de recherche qui soient fondés sur un véritable projet scientifique commun ?
Croyons-nous encore en une vision de la science comme travail collectif, empirique et public ? L’une des caractéristiques de la pratique scientifique est l’effacement de l’auteur derrière un discours dit « rationnel » qui évite le recours au « je » de la subjectivité et des positions d’autorité. La science tente de contrer la puissance des discours d’opinion et d’autorité en confrontant ses hypothèses à la résistance des portions de réalité qu’elle découpe conceptuellement et sur lesquelles elle travaille empiriquement. Mais dans le même temps, la métaphore du « champ » scientifique, les structures éditoriales et l’organisation de la recherche ne présupposent-t-elle pas une topologie, des guerres territoriales et des systèmes d’exclusion qui montrent que des sujets s’affirment et posent leur identité en tant qu’auteurs ?
La question que nous posons est alors la suivante : croyons-nous encore à l’utopie baconienne de l’organisation collective de la production des connaissances ?
Angleterre, 1627 : le chapelain et secrétaire de Francis Bacon publie à titre posthume une œuvre majeure de son maître, la Nouvelle Atlantide. On y lit, sous la forme d’un récit de voyage imaginaire, un plaidoyer pour une organisation collective et publique de la recherche scientifique au sein de laquelle l’exercice de la Raison prendrait le pas sur l’identité des chercheurs. La Maison de Salomon, institution d’une île imaginaire des mers du Sud, organise en son sein des tâches qui préfigurent le fonctionnement actuel de tous les établissements scientifiques : voyages d’études, recensions bibliographiques, vérifications et planification d’expérimentations, interprétations et généralisations des résultats, développement d’applications, et enfin formation à la recherche et présentations au public. Peu après, de 1650 à 1660, Robert Boyle effectue publiquement une série d’expériences de pneumatique et s’appuie sur la tradition juridique pour imposer l’idée que les faits scientifiques sont construits collectivement dans la mesure où la validité d’une expérimentation dépend de la multiplicité des témoignages pouvant attester de sa réussite (Shapin, 1990). En 1660, la Royal Society est fondée à Londres et sera considérée comme la réalisation de la Maison de Salomon (Le Dœuff et Llasera, 1995). Théorisation de la science comme organisation collective, pratique publique basée sur des principes juridiques, et enfin institutionnalisation par l’État : l’Angleterre du XVIIe siècle voit se mettre en place les valeurs et les dispositifs qui nous guident encore aujourd’hui dans notre travail quotidien.
Bien sûr, tout ne fut pas aussi linéaire et évident que ce rapide compte rendu hi